Sociodynamique et pensée complexe

Reconnaître la complexité du monde n’est pas chose nouvelle, on peut en effet considérer que l’histoire de la philosophie depuis Héraclite jusqu’à nos jours est en grande partie un effort pour comprendre le mouvement et la contingence du monde, c’est-à-dire sa complexité.
Ces dernières années, l’acronyme “VUCA” a fait mouche auprès d’un large public de consultants. Cet acronyme venu de la géopolitique signifiait l’instabilité du monde qui a suivi
l’éclatement du bloc soviétique. Après la bipolarisation du monde jusqu’en 1990, le monde, d’un point de vue géopolitique, est devenu volatile, incertain, complexe et ambigu.
Appliqué aux sciences de gestion, ce terme traduit un effort de la pensée pour comprendre la complexité du monde. Toutefois, sa pertinence serait vaine si ce terme se limitait à être un concept univoque pour signifier une réalité qui ne l’est pas. C’est peut-être là tout l’intérêt de signifier la complexité du réel via un acronyme qui, en soi, est multidimensionnel : coller davantage à la réalité concrète malgré la nécessaire abstraction du langage.
L’objet de ces lignes n’est pas de débattre du terme le plus adéquat pour enfermer la réalité du monde qui échappe de toute part à notre maîtrise. Le projet moderne initié par Descartes visant à rendre l’homme “maître et possesseur de la nature” semble se confronter à cette irréductible complexité du réel. “Si notre appareil logico-mathématique actuel “colle” avec certains aspects de la réalité phénoménale, il ne colle pas avec les aspects véritablement complexes”1 affirme Edgar Morin. L’enjeu est bien celui-là : penser la complexité.
La réflexion d’Edgar Morin s’attache à proposer les conditions de possibilité de l’exercice de la pensée complexe “il faudra enfin voir s’il est un mode de pensée, ou une méthode capable de relever le défi de la complexité [...] Il s’agit de s’exercer à une pensée capable de traiter avec le réel, de dialoguer avec lui, de négocier avec lui”.
La pensée d’Edgar Morin a fortement influencé Jean-Christian Fauvet dans la conception du corpus qu'est la sociodynamique. En introduction du livre La sociodynamique, un art de gouverner, Fauvet déclare au sujet des dynamiques de contradiction à l’œuvre dans le réel que Morin “s’emploie même à lui donner une formalisation digne de notre temps et forge un appareil conceptuel auquel la sociodynamique se rallie bien volontiers”.
Dans sa conception et ses principes, la Sociodynamique s’efforce d’être en accord avec la complexité. Le terme lui-même est composé de dynamique c’est à dire mouvement, force, ce qui signifie que son approche de la réalité n'est pas figée et fermée. Par exemple, un premier niveau d’intégration de cette complexité se retrouve dans la carte des partenaires qui considère que pour un projet déterminé les acteurs ne sont pas pour ou contre, ils ont, vis-à-vis de ce projet un niveau d’antagonisme et de synergie à exprimer. On passe alors d’un seul axe vectoriel à deux, l’un projetés en abscisse, l’autre en ordonnée, représentant ainsi de manière plus fine la dynamique à l’œuvre dans les projets de changement.
Toutefois, le penchant naturel de la pensée est à la simplification, c’est pour cela que Morin emploie le verbe “s’exercer”4. Traiter d’un sujet en étant conscient de sa complexité ne nous épargne pas du nécessaire effort que requiert la pensée complexe. Utiliser des modèles issus de la sociodynamique ne garantit pas être en accord avec cette complexité.
L’usage tristement célèbre qui a été fait dans une CPAM (Caisse Primaire d’Assurance Maladie) de la carte des partenaires confirme cela. En 2018 des documents reprenant la carte des partenaires accompagné d’un “fichage” des agents selon leur “catégorie” a consterné l’ensemble des salariés de la Caisse, organisations syndicales en tête. Il y a quelque chose de légitime dans cette indignation, la réduction d’un collaborateur à une étiquette est une simplification outrancière, notamment parce que l’étiquette efface toute idée de dynamique. En l’occurrence, la dynamique à l’œuvre est celle de la synergie et de l’antagonisme que chaque acteur peut mettre dans le projet. Tout l’enjeu est alors d’augmenter la synergie tout en contenant l’antagonisme, notamment pour les acteurs situés en bas du damier.
Coller des étiquettes et enfermer dans des cases répugne à la pensée complexe et donc à la sociodynamique elle-même. Cela reste néanmoins le principal risque encouru lorsque l’on détache un modèle du cadre conceptuel et philosophique qui l’a engendré. En dehors de la pensée complexe, et donc de l’effort constant de la pensée pour conserver la multidimensionalité du réel, les modèles de la sociodynamique perdent de leur pertinence, voire se trouvent complètement dévoyés. En revanche, lorsqu’ils sont reliés à la vision du monde qui les a engendrés, ils retrouvent toute leur pertinence et leur force.
François-Xavier Faure est consultant en management chez Opta-s et membre de l’Institut de la Sociodynamique.